Eduquer au silence, à l’intériorité et à la prière
Temps de lecture : 29 minutes
Ce texte est le contenu de l’une des fiches constituant le dossier « Eduquer, le bonheur de faire grandir ». Cet outil, constitué de 11 fiches au total, se veut une aide à la réflexion et au débat sur les pistes éducatives à proposer aux jeunes. C’est une publication de la Commission épiscopale « Education, vie et foi des jeunes ».
Sklerijenn 44
Notre monde, notamment le monde occidental, est plein comme un oeuf. Il est plein d’activités, de bruits, de sollicitations… Il faut occuper le temps, sinon l’anxiété du vide et la peur d’un avenir bouché risquent de tout envahir. Le développement des moyens de communications divers, d’Internet au téléphone, contribue fortement à combler le vide. Cette peur s’enracine dans la peur du néant, d’être face à soi-même, l’angoisse de découvrir un a(A)utre qui est inconsciemment perçu comme un ennemi menaçant. NSi le monde est plein, ce n’est pas pour autant que les hommes y trouvent leur compte. Ceux qui craquent par surmenage côtoient ceux qui meurent d’ennui, qu’ils soient au chômage ou en pleine activité, à l’école ou dans la rue. Dans ce contexte, il est important d’éduquer au silence, à l’intériorité et à la prière. Cette éducation va rendre notre monde plus humain. Mais elle permettra aussi de faire grandir le Royaume de Dieu. Car elle est le chemin de la rencontre de soi et de Dieu en toute intimité.
Constats
La nature, et par conséquent l’homme, ont horreur du vide. Un moment d’arrêt est insupportable. Ceux qui sont dans les médias le savent. Ni la radio, ni la télé ne peuvent admettre trois secondes de « blanc ». Il faut tout faire pour les éviter, car le public risque de zapper. Prenons un autre exemple, celui des jeunes qui font la queue pour aller en cantine. Soit ils bavardent à tout va, soit ils sortent leur jeu vidéo de poche pour ne pas « perdre de temps », ou encore ils sont vissés à leur lecteur MP3. Les exemples sur l’occupation effrénée du temps par nos contemporains sont innombrables. Si l’homme fuit le vide dans son emploi du temps, il a aussi peur de l’ennui. Eprouver le désintérêt pour tout met l’homme dans l’ennui et le conduit à penser qu’il est inutile, qu’il n’intéresse personne. Il provoque la disparition du goût, goût de faire et goût de vivre. Si l’ennui se prolonge c’est la dépression. Cependant, tout ennui ne mène pas à la dépression. La différence entre la perte de goût et la dépression se situe au niveau du sens. Perdre le goût n’entraîne pas irrémédiablement la perte de sens de sa vie. Quoiqu’il en soit, l’homme fuit l’ennui, car ce dernier évoque la mort, le vide, le non-être. D’ailleurs l’homme moderne a peur de la mort qui représente pour lui le vide, le néant. On fait tout pour cacher la mort, pour l’ignorer. D’ailleurs le langage est très pudique : il est parti, disparu… On maquille le mort pour qu’il donne l’impression de dormir. On préfère parfois qu’il meurt à l’hôpital, dans un monde aseptisé. On s’échappe parfois de la mort comme impasse par la réincarnation. Par ailleurs, l’homme a aussi peur du silence parce qu’il n’a pas envie de se retrouver en face de lui-même, d’être confronté à lui-même. Il craint souvent que la vérité sur lui soit insupportable, voire terrifiante, car on peut parfois se transformer en juge de soi-même.
Enfin le silence peut faire surgir des questions existentielles : pourquoi je vis ? D’où je viens ? Où je vais ? On a peur de ces questions, car on n’a ni réponse immédiate, ni réponse toute faite. Elles renvoient l’être humain immanquablement à la question du sens de sa vie. Il en est de même dans le domaine religieux. Les célébrations avec du silence de recueillement peuvent faire fuir les jeunes, voire même les moins jeunes. On le comble avec des chants, des paroles, des gestes. Le temps de recueillement est rarement programmé… soit parce que l’on a peur du chahut des jeunes, soit parce que l’on n’a pas l’habitude de vivre le recueillement. Par ailleurs, en dehors des célébrations, on hésite souvent à proposer un temps de prière personnelle silencieuse. En même temps, on ne peut réduire notre société et les jeunes à ces peurs et ces absences de vie intérieure. Chez certains, les propositions de silence, de recueillement sont très appréciées. Sans que cela ne prenne immédiatement la dimension religieuse, le silence peut être vécu comme habité… par une histoire, des histoires… comme possibilité de recul et de prise de distance. Associé à la dimension spirituelle et religieuse, le silence prend alors la forme de la présence d’un Autre.
Eléments de réflexion
Eléments d’anthropologie générale
La place du silence dans la communication
L’anthropologie nous rappelle que l’être humain se différencie des autres êtres vivants par la parole articulée. Beaucoup d’animaux ont des langages propres à eux, par exemple chez l’abeille ; leur communication vise à établir une vie sociale pour la survie de l’espèce. L’humain communique non seulement pour assurer l’organisation sociale mais aussi pour lier des relations qu’il voudrait gratuites. Le langage articulé humain fonctionne et devient compréhensible quand les mots sont séparés les uns des autres par des silences. La ponctuation permet de structurer les phrases et de leur donner un sens. Les pauses, plus ou moins longues, dans le langage oral, se modulent selon l’intention du locuteur. La fonction première du langage est d’informer. Mais le langage est aussi vecteur de communication relationnelle. Le silence prend alors de l’importance car il instaure un espace de réception, d’appropriation, de réflexion, voire de liberté. Par ailleurs, le silence dans la conversation permet à d’autres formes de communication de s’établir : gestes, mimiques, attitudes… Le corps parle aussi.
Du silence au désir
Le désir naît du manque. Sans manque, le désir ne peut exister. Pourtant le désir est ce qui constitue l’homme, car l’homme est un être de désir. Le manque provient d’un vide ou d’une absence, au plan matériel ou relationnel. Ne pas manger crée le vide stomacal et la faim se fait sentir. L’enfant, avant le sevrage, ressent le manque quand sa mère n’est plus présente physiquement. Mais le manque n’est pas encore le désir. Le manque peut engendrer le besoin ou le désir comme tel. Le besoin a pour cible un objet, un bien ; et il se comble par l’acquisition du bien. Le désir naît de l’absence d’un être qui nous est cher. Mais il n’est jamais comblé par la présence de l’être désiré. Le propre du désir est de redoubler d’intensité quand le sujet désiré se rend présent. Il devient alors moteur de la relation qui s’intensifie et s’approfondit au fil des rencontres.
Notre société de l’opulence et de la communication (cf. téléphone, Internet…) amenuise, voire tue le désir. Non seulement l’absence de manque empêche le désir, mais elle l’inhibe complètement.
Le silence, lieu de liberté et ouverture à la vie intérieure
Le retour sur soi, dans le silence, est le début de la vie intérieure. Il ne s’agit nullement de narcissisme, mais d’un espace de liberté que l’on se donne pour prendre de la distance vis-à-vis de soi. Nous touchons ici aussi à un des fondamentaux de l’être humain : prendre conscience de son existence. Par cette possibilité de retour sur soi, l’homme peut établir une relation de soi à soi qui constitue sa vie intérieure. Mais la vie intérieure n’est pas seulement alimentée par cette relation. Ses relations aux autres, une fois la distance prise, en sont aussi les éléments constitutifs. De même, le rapport distancié de l’homme à son environnement (paysage, image, musique…) peut cultiver la vie intérieure. Dans ce rapport, l’homme ne cherche pas à combler un vide mais à accueillir en toute liberté ce qui s’offre à lui.
Eléments d’anthropologie chrétienne
La vie intérieure, prémices de la relation à Dieu
C’est au coeur de la vie intérieure que Dieu se révèle à la fois présent dans les événements, les relations à soi et aux autres et aussi comme Celui qui fait irruption dans ce silence en tant que Tout Autre. Dieu se manifeste à l’homme dans sa relation à lui. D’une part, il lui fait signe dans son histoire à travers l’avancée de son humanité, que ce soit prodiges visibles ou paix et allégresse intérieures. Il est le compagnon de tous les jours dont la présence se fait percevoir à travers les moments d’arrêt, de silence, de recueillement. D’autre part, Dieu peut aussi entrer à l’improviste dans la relation que l’homme cherche à nouer avec lui. Cet étranger, hôte imprévisible, peut se manifester par une consolation quand tout devient noir, par une paix quand l’échec ou la violence sont présents.
Vie intérieure et rites
Comme dans toute relation humaine, la relation à Dieu nécessite des rites qui permettent à l’homme d’exprimer dans son corps, de manière « codifiée », les sentiments qui l’habitent et qu’il veut célébrer. Nous retrouvons un autre élément des fondamentaux de l’homme : mettre en rites pour mieux vivre les moments importants, les étapes, les passages. La vie intérieure nécessite des rites. On ne peut entrer dans la vie intérieure sans prendre le temps de s’arrêter, de s’asseoir, de se mettre dans une position corporelle qui favorise cela.
Vie intérieure chrétienne et Eglise
Le rite par excellence pour les chrétiens est le sacrement. Outre les symboles qui constituent tout rite, le sacrement se situe à plusieurs articulations : d’abord entre le sensible humain et l’action invisible de Jésus-Christ, ensuite entre le personnel et le « collectif » qu’est l’Eglise, enfin, entre le « codifié » et la liberté de créativité. Si le sacrement fait l’Eglise, corps du Christ, et réciproquement, il ouvre et développe aussi la vie intérieure du chrétien par son déploiement liturgique (chants, gestes, paroles et silence) Les techniques pour ouvrir l’espace intérieur, développer la vie intérieure, nouer et approfondir la relation à Dieu ne manquent pas. Nous donnons ici quelques pistes pratiques que le Mouvement Eucharistique des Jeunes utilise habituellement dans toutes ses activités (vie d’équipe, rassemblement, camps…).
Pistes éducatives
Premier pas : l’initiation au silence
Le premier pas du chemin d’éducation à l’intériorité commence par le « faire silence ». Le cadre de l’exercice a son importance : absence de sollicitations extérieures (bruits, musique envoûtante…), ambiance paisible et beau décor (musique douce, belle image, fleurs, bougies…). On invite ensuite les jeunes à bien s’installer, mettre le corps au repos et fermer les yeux. On reste ainsi cinq à dix minutes ; puis les jeunes partagent, en groupe, ce qu’ils ont vécu dans ce temps de silence : se sont-ils ennuyés, qu’ont-ils vu, entendu, à quoi ont-ils pensé … ?
Du silence au silence habité : l’initiation à la vie intérieure et à la prière chrétienne
Le deuxième pas de l’éducation à l’intériorité consiste à introduire un contenu au silence. Le contenu du silence peut être de deux sortes : soit son histoire personnelle, soit un texte, une peinture, un récit.
On peut faire silence pour relire sa vie, soit en entier, soit par étapes. Pour un exercice régulier, il s’agit de s’arrêter pour revoir sa journée, sa semaine ou son mois écoulé et découvrir ce qui a été bon, beau et bien et a posteriori ce qui ne va pas. A partir de cet exercice, des améliorations dans sa vie peuvent être envisagées. Pour le chrétien, la relecture n’est pas seulement un exercice de recul par rapport à sa vie pour s’améliorer. Il s’agit aussi et surtout d’un lieu de rencontre avec Dieu. En relisant sa vie, le jeune se pose en même temps la question : où Dieu est-il présent dans ma vie ? Où ai-je été heureux, dynamisé, paisible ? C’est ainsi relire les traces de Dieu dans ma vie et ensuite mes résistances à ses grâces.
Pour la méditation d’un texte biblique (narratif ou poétique), on commence aussi par le silence. Puis on lit ou raconte le passage en demandant aux jeunes d’imaginer la scène, comme s’ils y étaient. Ils se laissent ainsi toucher par une réflexion, une parole, une image, une attitude d’un personnage pendant le temps de silence (dix à quinze minutes) qui suit. Outre par l’imagination et la réflexion des jeunes, le silence sera aussi habité par les sentiments qu’ils éprouvent au long de l’histoire méditée. Ils découvrent alors qu’un autre qu’eux-mêmes est là présent, se mettant à parler en eux à travers leurs sentiments intérieurs ou par leurs cinq sens. Après le temps de silence, ils partagent leur découverte. Remarquons la place importante de l’animateur. Il prépare le cadre. Il guide les jeunes, étape après étape, dans le temps de silence, ouvre et ferme le temps de prière et invite les jeunes à relire pour mieux percevoir les mouvements intérieurs et les nommer, en reconnaissant la présence d’un autre. Il est conseillé que l’animateur est expérimenté ces exercices et ait trouvé du goût.
Une éducation progressive
Il est clair que l’on n’éduque pas de la même manière un enfant et un adolescent. Plus encore, cette éducation doit être progressive, respectant l’âge et le rythme de chacun ; Il s’agit de respecter l’histoire personnelle de chacun et de partir du point où il en est. Pour le chrétien, l’histoire que chacun tisse avec Dieu, en Jésus-Christ, dans l’Esprit Saint, et à travers son expérience personnelle et ses relations aux autres, occupe une place primordiale dans cette éducation. Pouvoir nommer Celui qui habite ses prières est un grand pas dans cette relation à Dieu ; il se fonde sur la capacité de quelqu’un à verbaliser ce qu’il vit. Voici un exemple de mise en oeuvre qui respecte le rythme de chacun : on propose aux jeunes de choisir entre la prière personnelle avec des pistes données, une prière guidée par un animateur ou un temps de relecture de sa vie, de sa journée.
Cette progression s’effectue aussi dans le passage de la dimension collective à la dimension individuelle. Plus la personne est jeune, plus c’est facile d’exprimer des prières devant d’autres, tant par la parole que par les gestes. Plus le jeune grandit, plus il est important de l’aider à développer la dimension personnelle. Autre progression : la durée du silence. On commence par cinq minutes, puis on augmente progressivement, car c’est dans la durée que s’installe une relation profonde et intime.
Discerner un chemin de prière authentique
Le chemin de prière comporte aussi des écueils. Il nécessite donc un bon discernement. Quelques critères pour mener ce discernement La vie intérieure n’est pas un lit douillet de dilution cosmique où on se fond dans la douceur d’une musique suave et d’une lumière tamisée ! Elle ouvre toujours à la relation à un autre qui a un nom, Dieu, Père, Fils et Esprit Saint. C’est le critère de l’altérité. La vie intérieure oriente la personne vers les autres, lui donnant du dynamisme. Si la vie intérieure enferme le jeune dans son monde qui devient vite imaginaire, il y a danger. La vie intérieure authentique déploie, tôt ou tard, un engagement de la personne par rapport aux autres (groupe, société, Eglise). Même les moines, qui vivent une vie intérieure intense, sont engagés dans leur communauté et dans le monde par leur prière.
Conclusion
Certes, l’animateur occupe une place importante sur le chemin de l’éducation à l’intériorité. Mais pour le chrétien, le premier éducateur c’est le Christ. Educateur par excellence, il est à la fois guide et sujet de la relation au coeur de l’intériorité. C’est lui qui transforme l’homme en le faisant grandir et en le rendant bâtisseur du Royaume. Cette transformation ne se fait pas du jour au lendemain et n’est pas immédiatement visible. Un jour, un autre dira au priant : « Tu es devenu rayonnant ».