Entre utopie et réalité : La communauté éducative *
Temps de lecture : 29 minutesLa communauté éducative peut être un lieu de tensions. Une mission commune pour des personnes dont les intérêts et les préoccupations sont divers, est-elle possible ?
“L’établissement catholique se veut une communauté où l’éducation est comprise comme l’œuvre de tous, avec le souci de rejoindre chacun personnellement, notamment les plus démunis sur le plan matériel, scolaire, affectif, spirituel ” (Préambule du statut de l’Enseignement catholique § 5) .
Parler de communauté, comme le fait avec insistance l’Enseignement catholique, est-ce un terme dépassé, rappelant avec une certaine nostalgie le temps révolu où chaque école était habitée d’une communauté religieuse, ou bien est-ce s’inscrire dans une exigence bien moderne ? Ne parle-t-on pas aujourd’hui de communauté européenne, de communauté urbaine ou de communauté de communes ? Sans oublier non plus que nos écoles sont de plus en plus fréquentées par des enfants d’autres communautés, religieuses, ethniques ou linguistiques, que nous ne pouvons pas ignorer, malgré l’opprobre qui recouvre le terme “ communautarisme ”.
C’est dire que le mot communauté ouvre aujourd’hui sur un champ sémantique large, qui n’a d’égal que la diversité des situations. Faut-il recourir à l’étymologie pour en éclairer le sens ? Nous risquons d’être partagés entre ceux qui, se référant à la racine “ unius ” insisteront sur l’unité, et ceux qui rappelant la racine latine “ munus ”, c’est-à-dire “ la charge ”, prétendront, non sans raison non plus, que la communauté rassemble des personnes, physiques ou morales, devant faire face aux mêmes charges. Retenons de cet exercice que toute communauté est sans cesse tiraillée entre les partisans de l’unité, toujours tentés d’ignorer ou de gommer les différences, et les partisans de la mission, pour qui la différence est une richesse et le fusionnel une menace permanente.
La communauté éducative comme lieu de tensions
De par sa composition, la communauté éducative est une réalité plurielle, constituée par la rencontre et la collaboration de différentes présences : parents, enseignants, équipe de gestion, personnel d’administration et de service, intervenants de pastorale, tous réunis dans la même charge pastorale, y compris les élèves eux-mêmes, dont on ne manquera d’ailleurs pas de rappeler, quel que soit leur âge, qu’ils doivent se prendre en charge.
Cette communauté n’est ni spontanément ni naturellement unie. Elle est traversée par ce qu'Edgar Morin appelle une “ dialogique ”, disons plus simplement par des logiques différentes : la logique des professeurs des écoles n’est pas celle des parents ; cette dernière n’est pas forcément celle des membres de l’organisme de gestion de l’établissement d’enseignement catholique (Ogec), et les élèves ne sont pas sans revendications, qu’ils désirent voir prises au sérieux. Ajoutons que chacun de ces corps est lui-même traversé par ses propres clivages : syndicaux, politiques, pédagogiques, méthodologiques — libéralisme ou manière forte ; tradition ou renouveau ; enseigner ou éduquer.
Ajoutons à ce tableau déjà très contrasté que, dans cette période où l’individualisme a plutôt tendance à se substituer aux idéologies, la liberté et l’égalité constituent des valeurs de référence particulièrement recherchées, alors que la fraternité est souvent absente des cours de récréation, salle des profs et file d’attente des parents à la sortie de l’école.
Mission commune ou mission impossible ?
On devine tout de suite à quel point il est difficile de faire converger toutes ces personnes avec leurs intérêts et leurs préoccupations diverses vers une œuvre commune.
Cette tâche, au premier abord impossible, requiert trois opérations indispensables : une direction, une mission, un projet. Ces trois facteurs vont constituer le dispositif fédérateur, capable de transformer des personnalités diverses en communauté éducative, de donner à un paysage multicolore un dessin cohérent et à des aspirations individuelles un dessein lisible et visible.
Une mission commune
L’Enseignement catholique n’est pas à inventer ; c’est une mission d’Église, et comme toute mission on la reçoit — s’investir d’une mission étant généralement le signe d’un comportement dangereux !
Cette mission, définie par le Concile, est rappelée dans le statut de l’Enseignement catholique et concerne trois volets :
- le “ climat ” de l’établissement, animé d’un esprit de liberté et de charité, c’est-à-dire le fonctionnement des structures et les relations entre les personnes ;
- l’éveil ou l’approfondissement de la foi, dans le respect des consciences ;
- l’enseignement enfin, qui ne consiste pas seulement en une transmission de savoirs, mais en une ouverture sur le sens de l’homme et les valeurs.
Un chef d’établissement
C’est par lui que passe la mission. “Sous la responsabilité du chef d’établissement qui a reçu mission à cet effet, précise le préambule du statut (§5), la communauté éducative s’édifie sur des relations de confiance et d’étroite collaboration entre tous les partenaires".
Accueillant cette mission, la communauté éducative élabore le projet éducatif sous la responsabilité du chef d’établissement.
Un projet
Ce projet éducatif (et pastoral), approuvé par la tutelle, constitue la fiche d’identité de l’établissement : il annonce clairement les orientations éducatives de l’établissement, en fonction de sa situation et de sa tradition. Regrettons toutefois que beaucoup de projets éducatifs soient tellement vagues et généraux qu’ils en deviennent insipides, ou pire encore mensongers.
Par ailleurs, chacun des membres de la communauté éducative prend sa part de la mise en œuvre du projet éducatif. Les diversités relatives aux personnes s’expriment dans des contributions multiples et complémentaires. Chacune participe à une œuvre commune et cohérente : la formation des élèves en référence à un sens chrétien de l’homme et de la société.
En résumé, le concept de communauté renvoie donc d’emblée à l’idée de projet partagé, sachant que l’accord qui mise sur des finalités, des objectifs et des stratégies relève d’un processus dynamique qui engage la liberté de chaque participant. En même temps, créer des relations de confiance, multiplier les liens de convivialité, tout cela relève de la symphonie inachevée ou de l’éternel recommencement.
Communauté éducative, école des parents ?
Si le choix de l’école par les parents constitue une des caractéristiques de l’Enseignement catholique et le facteur déterminant de leur adhésion au projet éducatif, l’inscription de l’enfant est un acte essentiel, auquel il faut consacrer beaucoup de temps et de soin.
L’inscription
Plus qu’une démarche administrative, c’est une démarche symbolique et fondatrice. L’entretien qui a lieu à cette occasion doit permettre de faire exprimer les attentes de la famille et d’expliquer le projet de l’école. Il permet de contractualiser l’engagement de chacun, de passer d’une logique de conformité à une logique de connivence. En un mot, comment présenter le projet éducatif de l’établissement, comment l’expliquer pour engager les parents, non seulement à le respecter mais à entrer dans une réelle collaboration, à ne pas se décharger sur l’école mais à jouer la carte de la coéducation, même au prix des tensions inévitables dues à l’impossible adéquation entre les référents culturels propres à la famille et les choix de l’école dans son projet et dans ses visées d’intégration à la société.
La reconnaissance des spécificités
Une confusion regrettable existe tant chez les parents que chez les enseignants sur leurs droits respectifs et leur domaine d’intervention et de compétence. Il est donc indispensable de bien préciser, dès l’inscription, et de le rappeler régulièrement, qu’il faut distinguer les différents champs : celui de l’éducation et celui des études.
Dans le champ de l’instruction et des apprentissages, l’expertise appartient aux enseignants, qui ont toutefois besoin de la connivence des parents. Ces derniers sont en droit d’obtenir des informations et des éclairages sur les méthodes pédagogiques employées et les exigences exprimées.
Dans le champ de l’éducation, les parents sont les premiers éducateurs. L’enseignant, en tant que pédagogue, participe à l’acte d’éducation sans en être le responsable ultime. Avec les parents, il examinera la situation quand il y a difficulté, aidera ces mêmes parents à la prise de conscience, mais c’est à ces derniers de trouver la solution. Il serait par exemple déplacé pour un enseignant de faire remarquer aux parents que leur enfant passe trop de temps devant la télévision. C’est aux parents, après avoir entendu les difficultés de l’enfant, de décider des mesures à prendre.
La communauté éducative, si elle ne veut pas être un vain mot, passe par des exigences réciproques, dont les moindres ne sont pas le respect des zones de compétence de chacun et la distinction des postures à adopter.
L’articulation et le bon fonctionnement de la communauté éducative repose sur le respect simultané de trois principes :
- la distance, qui évite le mélange des genres, et qui vérifie que chacun évolue bien sur son terrain ;
- la proximité, qui permet les contacts, les échanges, et assure des relations “ humaines ”, et pourquoi pas chrétiennes ;
- la complémentarité, qui fait que le jeu spécifique des différents acteurs enrichit chaque partenaire et profite à la communauté.
Le vide éducatif
On demande beaucoup à l’école, trop peut-être. Répond-elle vraiment à la crise éducative actuelle, appelée pudiquement “ carence citoyenne ”, alors que bien souvent il s’agit d’une absence parfois totale de repères moraux, devant lesquels parents et enseignants sont dépourvus et parfois même désespérés ?
Devant cette situation où les remèdes traditionnels — punitions, retenues, exclusion temporaire — s’avèrent inefficaces, l’école peut-elle devenir une école de parents, où les adultes réfléchissent ensemble à ces problèmes éducatifs à partir de situations concrètes et s’encouragent mutuellement à adopter des solutions ? L’expérience nous montre qu’on ne sort pas de l’alcoolisme ou d’autres maux seul, mais en quittant son isolement et en faisant communauté avec d’autres. Nous sommes là en présence d’une extension de la communauté éducative que certains diocèses commencent à pratiquer.
La mission de l’enseignant aujourd’hui
Les situations familiales souvent bouleversées, les difficultés rencontrées dans l’éducation des enfants perturbent profondément la communauté éducative, y compris les enseignants dans l’exercice de leur profession. L’enseignant a perdu l’auréole que lui assignait autrefois la société. Le savoir, ou du moins des informations arrivent à flots et de tous côtés, souvent inorganisées. Les parents ont un niveau culturel de plus en plus élevé, en sachant que les plus cultivés ne sont pas toujours les plus coopérants mais que par ailleurs ils font souvent preuve d’exigences difficilement supportables. L’enseignant se voit confronté à de nouvelles tâches, pour lesquelles il ne se sent pas préparé. Les technologies nouvelles qui, malgré des résistances, franchissent la porte de l’école, augmentent le malaise de certains.
Plus ou moins remis en cause, l’enseignant a tendance à renforcer sa solitude et à recourir à ses méthodes traditionnelles, dans lesquelles il se sentait à l’aise, même s’il se rend compte de leurs limites ou de leur inefficacité.
Et pourtant, et ce n’est pas le moindre défi de l’école aujourd’hui, c’est d’une attitude inverse que la communauté éducative a besoin pour faire face à l’immensité de la tâche éducative de ce début de troisième millénaire.
Le travail en équipe
L’enseignant ne saurait plus être seul dans sa classe. Il travaille avec les autres partenaires de la communauté éducative. Il participe ainsi à la construction du projet collectif dont l’établissement est porteur. Il y a un enrichissement mutuel entre le projet dont l’école est porteuse comme institution et l’apport de chaque enseignant et / ou de chaque équipe enseignante : chaque acteur est enrichi par la communauté qui, à son tour, enrichit chaque acteur.
C’est en ce sens que le travail par cycle est non seulement une obligation relevant de la loi d’orientation mais une disposition qui permet un meilleur suivi des élèves et une plus grande cohérence dans ses apprentissages.
Par ailleurs l’enseignant noue des collaborations avec d’autres intervenants : aide-éducateurs, intervenants en langues ou en informatique, qui, sous sa responsabilité, exercent un véritable partenariat éducatif.
Les réunions de parents, les conseils de cycle, les journées pédagogiques, les temps de formation sont autant d’occasions d’exposer ses pratiques, de les confronter avec d’autres et de se remettre en question.
Les exigences de la professionnalisation
Du fait que l’enseignant exerce une responsabilité au regard de la société tout entière, son métier doit répondre à toutes les exigences d’une profession moderne. Or une profession étant une activité publique, l’enseignant se doit d’être soucieux des attentes et des besoins de la société.
Un enseignant professionnel est capable de rendre compte de ses savoirs, savoir-faire et actes. Il accepte la discussion de ses pratiques avec les autres acteurs de l’établissement — collègues, élèves, parents — et même nouera des relations avec les professeurs de collège, de façon à assurer une véritable continuité pédagogique.
Enfin, un enseignant professionnel est capable d’adapter son enseignement au niveau et aux possibilités intellectuelles de ses élèves, de ressentir leurs difficultés et de concevoir des dispositifs de différenciation et d’évaluation.
Faire grandir en humanité
Les professeurs des écoles savent plus que leurs autres collègues du système éducatif, qu’enseignement et éducation sont indissociables.
Cela signifie, comme le rappelle le statut, qu’ils ont pour souci commun et primordial de veiller à ce que les enfants développent harmonieusement leurs dons physiques, moraux et intellectuels, qu’ils acquièrent un sens plus parfait de la responsabilité et un juste usage de la liberté, et qu’ils deviennent capables de participer à la vie sociale.
En ce domaine, l’Enseignement catholique entend aller au-delà de la citoyenneté pour une véritable éducation de la conscience, le respect des valeurs fondamentales et le ressourcement de ces valeurs universelles à la lumière de l’Évangile.
Diriger une école catholique : une mission d’Église
Nous avons souligné plus haut l’importance du chef d’établissement dans la constitution de la communauté éducative.
La mission qu’il reçoit, en même temps que sa nomination, est une mission d’Église, c’est-à-dire de faire une communauté.
C’est par lui d’abord que va se faire le lien indispensable avec l’Église locale et avec ses orientations en matière d’évangélisation des jeunes.
Il aura le souci que la communauté, dont il a en priorité la responsabilité, remplisse, vérifie au mieux les trois attributs de l’Église :
- Une communauté sacerdotale, ouverte au spirituel, centrée sur la personne de chacun, car la personne de chacun, dans ses besoins matériels et spirituels, est au centre de l’enseignement de Jésus : c’est pour cela que la promotion de la personne humaine est le but de l’école catholique, et qu’un garçon ou une fille “ réussis ” dans leur vie est la plus belle offrande que l’on puisse faire à Dieu.
- Une communauté prophétique, soucieuse de paix et de justice, accueillante envers les pauvres, les humiliés, ceux qui souffrent des rigueurs de la vie. Une communauté tolérante envers les personnes mais sachant dénoncer tout ce qui est intolérable dans notre société.
- Une communauté royale, où les droits et les devoirs sont clairement exprimés pour chacun et où les structures sont au service des hommes, petits ou grands. Une communauté au sein de laquelle chacun se retrouve fier de ses appartenances et de ses différences, une communauté où il n’est pas demandé la même chose à tout le monde, mais où il est demandé quelque chose à chacun.
* Cet article renvoie en particulier :
- au statut de l’Enseignement catholique, et principalement à son préambule (ECD 210, avril 1996) ;
- au fascicule L’Enseignement catholique au seuil du troisième millénaire (ECD hors série, juin 1998) ;
- au récent travail de la Commission nationale de pédagogie, non publié à ce jour et formé de 4 dossiers : “ L’école et son environnement ”, “ L’école et la famille ”, “ Une nouvelle profession : enseigner ”, “ Les TICE (technologies de l’information et de la communication en éducation) ”. Une synthèse de ce travail sera publiée dans le numéro de septembre d’ECD ;
- au document Le conseil d’établissement (disponible à l’Unapec - Tél. : 01 53 68 60 21).
** Vice-président de la Commission nationale de Pédagogie (CNP)